Animisme juridique : prendre en compte la nature sous un aspect légal

Animisme juridique : prendre en compte la nature sous un aspect légal

Les droits de la nature se réfèrent à un concept juridique et philosophique qui attribue à la nature ou aux écosystèmes des droits similaires à ceux des êtres humains. Ce concept repose sur l’idée que la nature a une valeur intrinsèque et que, par conséquent, elle doit être reconnue comme telle et devrait avoir le droit d’exister, de se régénérer et d’évoluer. Ce droit est de plus en plus mis en place dans des sociétés issues de civilisations autochtones et qui ont construit leur rapport avec l’environnement différemment des sociétés occidentales. En effet, la représentation du monde de chaque civilisation est le fruit d’héritage lointain et de croyances transmises au fil des générations. Ainsi notre conception du monde où l’homme est nettement différencié de la nature est issue de notre culture judéo-chrétienne, de l’héritage juridique romain (summa divisio) ainsi que du mouvement des Lumières influencé par la pensée de Descartes (« Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », phrase extraite de son ouvrage Discours de la méthode -1637). Cependant, les peuples autochtones ont souvent une vision cosmologique et holistique qui considère la nature comme une entité vivante, interconnectée et sacrée. Les croyances indigènes ont contribué à populariser une éthique écocentrique, qui place la nature au centre des préoccupations éthiques et morales. Cette perspective contraste avec l’anthropocentrisme, qui place les intérêts humains au-dessus de ceux de la nature. En reconnaissant les droits de la nature, les systèmes juridiques modernes intègrent de plus en plus cette éthique écocentrique, inspirée par les visions indigènes. L’influence des croyances autochtones sur la reconnaissance des droits de la nature s’est manifestée dans plusieurs contextes juridiques modernes. D’abord, en 2008, l’Équateur inclut les droits de la nature dans sa constitution. Cette avancée est largement inspirée des croyances autochtones locales qui voient la nature comme une Pachamama (Terre-Mère ou Mère-Nature). Les défenseurs d’une vision écocentrique affirment que c’est notre manière d’envisager le monde qui induit les problèmes liés à l’environnement que nous connaissons aujourd’hui. Ainsi, deux visions des rapports homme-environnement s’affrontent. La vision qui prédomine en Occident est l’anthropocentrisme qui considère l’être humain comme le centre ou la mesure de toute chose. Selon cette vision, les intérêts humains sont prioritaires par rapport à ceux des autres êtres vivants et de la nature. Cette approche implique souvent que la valeur de la nature et des autres espèces est définie principalement en fonction de leur utilité ou de leur importance pour les humains. L’anthropocentrisme est fréquemment critiqué pour ses conséquences négatives sur l’environnement car il peut justifier l’exploitation des ressources naturelles. Dans ce système, l’environnement est un bien collectif à protéger dans le cadre de la législation existante. Cependant, les partisans des droits de la nature sont issus de deux courants de pensée qui s’opposent à l’anthropocentrisme. Le biocentrisme et l’écocentrisme. Ces deux perspectives, bien que distinctes, peuvent se compléter et prétendent contribuer à une approche plus holistique de la protection de l’environnement. Ainsi, le biocentrisme se concentre sur la valeur et les droits des individus vivants tandis que l’écocentrisme se concentre sur la valeur des systèmes écologiques et des processus naturels dans leur ensemble. Pour les partisans de ces thèses, la nature a une valeur intrinsèque. Elle est valorisée pour elle-même et non pour ce qu’elle nous apporte. Pour ses défenseurs, donner des droits à la nature permettrait d’abord de faire évoluer les mentalités vis-à-vis d’elle et de restituer l’homme dans un contexte d’interdépendance avec les autres êtres vivants. Cette approche, qui promeut une relation respectueuse et harmonieuse avec la nature, permettrait de freiner les activités destructrices comme la déforestation, la pollution et l’exploitation des milieux. In fine, cette approche permettrait selon ses défenseurs de lutter contre le dérèglement climatique puisque cette vision renforce notre responsabilité éthique et écologique envers l’environnement, indispensable pour assurer un avenir durable. Par ailleurs, les partisans des droits de la nature mettent aussi en avant que ce serait le seul moyen de protéger les droits des générations à venir qui pourraient subir les effets des activités humaines. Cependant, l’attribution de droit à la nature présente des défis et des limites. D’abord, il semble complexe de donner des droits à la nature dans les pays occidentaux. En effet, notre société est construite sur l’héritage culturel que nous avons reçu de nos ancêtres, au même titre que les autochtones qui, par un héritage différend, envisagent par conséquent la nature d’une manière différente. Dans un premier temps, notre rapport à la nature s’est construit sur une différenciation entre celle-ci et les hommes. Par ailleurs, la société française est fortement marquée par le débat concernant la laïcité. Ce principe garantit notamment la neutralité religieuse de l’État et stipule que les affaires publiques doivent être conduites indépendamment de toute influence religieuse. Les droits de la nature et la laïcité sont deux concepts distincts qui ne s’opposent pas nécessairement, mais leur interaction peut soulever des questions intéressantes sur la manière dont les valeurs et les croyances sont intégrées dans les politiques publiques. Bien qu’ils puissent trouver des échos dans certaines traditions spirituelles ou indigènes qui voient la nature comme sacrée, les droits de la nature ne sont donc pas intrinsèquement liés à des croyances religieuses. La reconnaissance des droits de la nature peut aussi être soutenue par des arguments séculiers tels que la nécessité de protéger les écosystèmes pour assurer la survie humaine, la biodiversité et la survie des générations futures. Leur adoption dans les politiques publiques ne contreviendrait donc pas à la laïcité, tant qu’elle est justifiée par des raisons séculières, c’est-à-dire des arguments scientifiques ou éthiques.  Sa mise en œuvre en elle-même peut cependant poser des questions d’éthique. En effet, on peut reprocher à cette thèse de projeter, même de manière séculaire, une humanité sur quelque chose qui n’est pas humain. Pourquoi pour protéger la nature, devrions-nous nécessairement lui donner un semblant d’apparence humaine ? Par ailleurs, la mise en œuvre de ces droits peut entraîner des conflits avec les intérêts économiques et les droits humains, notamment dans les régions dépendantes des ressources naturelles pour leur subsistance. En effet, protéger la nature ne devrait pas entrer en opposition avec la protection des humains et de leur avenir.  Il est souvent avancé que donner des droits à la nature permettrait de lutter contre le dérèglement climatique et donc de limiter l‘impact pour les générations à venir. Par exemple, si une société doit utiliser une ressource pour assurer sa survie, mais que cette ressource est nécessaire à la survie d’un écosystème, on assiste au conflit de deux nécessités : la protection de l’environnement et celle de l’humain. A ce moment-là, comment trancher ? Est-il possible, et même moral, d’empêcher l’avènement du projet au nom du droit de la nature ? La question ne s’est jamais posée. Elle échappe au manichéisme. Il semble que pour lutter contre le dérèglement climatique, il faut davantage être pragmatique que chercher une autre raison à celle de vouloir protéger les humains.  Il est également difficile de déterminer qui détient l’autorité légitime et la responsabilité de représenter et de défendre les intérêts de la nature en justice. En effet, attribuer la protection à un groupe privé (associations, communauté locale) c’est prendre le risque que ce groupe regarde l’intérêt du milieu dont elle a la charge ou du groupe qui vit dans ce milieu au détriment de l’intérêt global de l’humanité ou d’un juste équilibre. Cependant, attribuer la protection de la nature à l’État ou à une entité qui dépend de l’État, c’est prendre le risque d’un manque d’indépendance vis-à -vis d’institutions qui sont déjà critiquées pour leur inaction climatique. Par ailleurs, une institution indépendante verrait son champ d’action conjugué (et donc potentiellement limité) à des impératifs économiques. Sans un cadre juridique et institutionnel solide et sans une volonté politique forte, les droits de la nature risquent de rester symboliques plutôt qu’opérationnels. Ainsi, en mars 2017, la Cour suprême de l’Inde reconnaît au Gange et à la Yamuna le statut de personnes morales, ce qui leur confère certains droits et protections juridiques. Cette décision a permis une augmentation des efforts de nettoyage (projets namami Gange), une sensibilisation et une implication de la population locale. Cependant, les obstacles liés à la mise en œuvre efficace des politiques, ainsi qu’aux questions juridiques et à la pression économique continuent d’affecter les avancées juridiques. Pour que ces évolutions aient un impact durable, il est nécessaire de renforcer la gestion, d’améliorer les infrastructures et d’assurer une coordination efficace entre les différents acteurs impliqués. Ainsi en 2024, le Gange continue de faire face à des niveaux élevés de pollution malgré les efforts importants et les progrès réalisés. Cette situation est le résultat d’une combinaison de défis techniques, économiques et administratifs.

Un habitant se baignant dans le Gange

Là où le travail titanesque que représente la salubrité du Gange a des allures de rocher de Sisyphe, la situation en Équateur présente des résultats encourageants. En 2008, la constitution de cet état a reconnu les droits de la nature. Cette approche a permis des actions juridiques pour protéger les écosystèmes contre des projets extractifs nuisibles, comme les mines et les forages pétroliers, renforçant ainsi la protection de la biodiversité. De plus, en Nouvelle-Zélande, l’octroi du statut juridique de « personnalité juridique » à des écosystèmes comme la rivière Whanganui dans le parc national Te Urewera a conduit à une gestion plus respectueuse et collaborative, impliquant les communautés locales, notamment les populations maories, dans la conservation. Ces exemples montrent des résultats positifs en termes de protection écologique et de justice environnementale. Face à ces exemples à suivre, la France n’accorde pas encore de droit à la nature mais possède un cadre législatif solide et diversifié comprenant le code de l’environnement, la loi sur la biodiversité de 2016 et des dispositifs spécifiques comme les parcs nationaux ou les sites Natura 2000. Ces lois ont permis de préserver des écosystèmes sensibles, de protéger des espèces menacées, et de limiter l’urbanisation dans des zones à haute valeur écologique. Cependant, leur efficacité est souvent entravée par des défis tels que la complexité administrative, les conflits d’usage, et un manque de moyens pour assurer le suivi et l’application rigoureuse des mesures. De plus, face à des enjeux croissants tels que le changement climatique et la perte rapide de biodiversité, ces règles doivent constamment s’adapter et se renforcer pour répondre aux nouvelles menaces environnementales. Ainsi, bien que les lois françaises aient posé des bases solides pour la protection de la nature, leur succès dépend largement de l’engagement continu des pouvoirs publics, des citoyens, et des acteurs économiques pour garantir une mise en œuvre effective et durable. Finalement quel que soit le modèle juridique utilisé pour protéger un milieu, c’est la volonté politique et citoyenne qui fera la différence. En effet, aucun de ces modèles n’est viable si les règles ne sont pas appliquées. Il semble alors que le plus important est  de mettre en avant le devoir qu’a chaque citoyen de préserver la nature comme un espace de vie sain mais aussi de la respecter pour ce qu’elle est, au-delà de sa dimension d’objet. Miser sur  “l’anthropo-responsabilité” :  la responsabilité que chaque être humain et organisation a envers la planète et ses écosystèmes, s’impose comme une nécessité. A nous d’agir de manière consciente et responsable pour minimiser les effets néfastes de nos activités sur la Terre.